L’IAg au service d’une entreprise d’aéronautique : le cas Safran

Image générée par l’Intelligence Artificielle DALL-E.

L’ère du numérique1 a provoqué une transformation profonde dans nos sociétés et dans divers secteurs industriels, et l’aéronautique ne fait pas exception. Chez Safran, acteur majeur de cette industrie, la transformation digitale est au cœur de sa politique actuelle ; elle représente une révolution complète des processus et des méthodes, inscrivant l’entreprise dans l’ère du “4.0”, autrement dit la quatrième révolution industrielle2.

 

La transformation digitale

La notion de « 4.0 » est souvent associée à l’industrie du futur ; une industrie connectée, intelligente et dotée de capacités d’auto-optimisation. Pour Safran, cela se traduit par l’adoption de solutions digitales avancées qui réinventent non seulement la production et la gestion, mais aussi la manière d’interagir avec les clients et de répondre à leurs besoins. L’objectif ? Accélérer le rythme de l’innovation, tout en améliorant la qualité et la personnalisation des services. C’est dans ce contexte que Safran réalise de nombreuses recherches vis-à-vis des nouvelles technologiques majeures telles que la réalité virtuelle, la réalité augmentée, la 3D, etc.

Au cœur de cette stratégie, se trouve l’Intelligence Artificielle générative (IAg). Cette technologie ne se limite pas à automatiser les tâches ou à recueillir des données : elle est capable de générer de nouveaux contenus et d’accompagner des solutions innovantes. Safran a rapidement compris le potentiel de l’IAg pour transformer ses activités, en investissant ses ressources dans son développement.

 

L’avènement de l’IAg à Safran

L’intérêt de Safran pour l’IAg s’inscrit dans une logique d’amélioration continue et d’innovation. En exploitant l’IAg, Safran peut non seulement optimiser ses processus de production et réduire ses coûts opérationnels mais aussi améliorer la qualité de ses produits et services. Plus largement, l’IAg permet à Safran de rester compétitive dans un marché en rapide mutation digitale, en anticipant les besoins des clients et en répondant plus efficacement à leurs attentes.

La mise en œuvre de l’IAg a commencé par l’identification des domaines clés où l’IAg pourrait être le plus bénéfique, tels que la chaîne logistique, le R&D3, l’ingénierie, les ventes, les fonctions supports de l’entreprise (ressources humaines, juridique,..) et les services clients (assistance client, etc.). Safran a renforcé ses infrastructures informatiques pour supporter les exigences avancées de l’IAg et a établi une gouvernance stricte des données4 pour maximiser la sécurité et l’efficacité de leur utilisation. Ces étapes préparatoires assurent que l’IAg peut être intégrée de manière sécurisée et efficace dans les opérations existantes. Conformément à la politique Safran d’utilisation de l’IAg, l’entreprise assure que toutes les initiatives respectent des normes élevées de confidentialité et de sécurité des données. Les projets pilotes jouent un rôle crucial dans cette stratégie, permettant de valider l’efficacité de l’IAg dans certains processus métiers, avant une intégration plus large. Ces essais aident à aligner les technologies d’IA avec les objectifs stratégiques de Safran et à garantir qu’ils apportent une valeur ajoutée concrète.

 

L’émergence de projets d’IA générative

Dans le cadre de sa transformation numérique, Safran a initié plusieurs projets utilisant l’IAg pour redéfinir et optimiser ses processus métiers. L’engagement de Safran envers l’IAg se manifeste clairement à travers diverses initiatives, démontrant l’ambition de l’entreprise à évoluer et s’inscrire dans une dynamique d’innovation constante.

 

Intégration de Capilot dans la Suite Office

Un des projets phares chez Safran est l’intégration de Copilot dans la suite Microsoft Office utilisée en interne. Cette initiative vise à améliorer la productivité des employés en leur fournissant des outils d’assistance IA pour la rédaction de documents, la préparation de présentations, les comptes-rendus de réunions et l’analyse de données. Copilot sert d’assistant personnel et permet aux employés de se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée. Copilot est le nouveau nom de Bing Chat ; c’est un chatbot, tout comme ChatGPT. Cependant, avec Copilot Pro, l’IA est directement intégrée dans certaines applications de Microsoft 3655 ; c’est l’objectif de Safran. Ainsi, cet assistant est intégré directement dans l’environnement de travail, il est contextualisé. Par exemple, il peut automatiquement envoyer à un employé un compte-rendu de réunion à laquelle il n’a pas pu assister, générer des brouillons dans Word ou encore proposer une réponse à un e-mail dans Outlook. Pour l’heure, Copilot a été déployé à 300 utilisateurs, mais, évidemment, l’objectif est d’étendre son déploiement à plus d’utilisateurs au fur et à mesure.

 

Développement d’un SecuredChatGPT

Dans un domaine où la sécurité des informations est cruciale, Safran a pris l’initiative de développer une version sécurisée de ChatGPT, adaptée aux exigences strictes de l’industrie aéronautique et du groupe Safran. Cette version sécurisée, nommée SecuredChatGPT, a été déployée en phase de bêta-test auprès d’une petite sélection d’employés pour évaluer son efficacité dans un environnement contrôlé. L’objectif est de bénéficier des capacités de l’IA pour automatiser certaines tâches et générer des documents ou autres tout en s’assurant de la sécurité des données confidentielles, conformément aux réglementations en vigueur à Safran concernant l’IA. En effet, Safran interdit l’usage de données confidentielles dans le ChatGPT public. Avec SecuredChatGPT, c’est possible. Les utilisateurs ont accès à cet assistant sécurisé uniquement en intranet6 ; pour un utilisateur externe ou un employé non connecté à l’intranet Safran, c’est inaccessible.

 

Expansion des projets IAg

Encouragé par le succès des initiatives pilotes, Safran continue de développer de nouveaux projets IAg, qui sont régulièrement évalués et sélectionnés par le COMEX (Comité d’Exécution) pour leur déploiement. Chaque projet est analysé et leur potentiel à améliorer les processus métiers (en les optimisant grâce à une réduction des tâches “inutiles”, qui alourdissent les procédures), à réduire les coûts ou au contraire à augmenter les bénéfices est interrogé. Chaque année, après l’analyse des résultats des projets en cours ou passés, de nouveaux projets sont sélectionnés, toujours plus nombreux. Cette stratégie permet à Safran de maintenir une dynamique d’innovation et de pousser ses employés à proposer des projets novateurs.

Image générée par l’Intelligence Artificielle – Dall-E.

 

Focus sur un projet pilote

Safran, dans sa quête constante d’innovation, a lancé plusieurs initiatives pour intégrer l’IAg dans ses opérations. Un de ses premiers projets illustre parfaitement comment l’IAg peut être appliquée pour transformer les processus traditionnels dans l’industrie aéronautique. Ce projet a émergé comme une initiative pour valoriser les capacités de l’IA générative dans le domaine des publications techniques ; comme l’explique un collaborateur de Safran,

« la maturité croissante de l’IA générative pour les données textuelles nous a semblé être une opportunité idéale pour optimiser les [publications techniques], un domaine clé mais gourmand en main-d’œuvre chez Safran ».

Cette idée a rapidement gagné en importance et a été sélectionnée par le COMEX de Safran parmi les premiers cas d’usage de l’IAg à explorer, parmi des centaines de propositions. 

Un des sous-traitants de Safran travaille avec toutes les filiales du groupe pour la réalisation de la documentation technique, et cette innovation pourrait considérablement améliorer la réactivité de ce sous-traitant concernant les demandes de documentations, ainsi que de réduire le temps et le coût de toute cette rédaction.

Mené par une équipe réduite mais expérimentée, le projet vise à automatiser la génération de premiers drafts7 pour les documents techniques, réduisant significativement le temps et l’effort nécessaires pour la rédaction manuelle.

« L’objectif est de produire une première ébauche de document qui pourrait ensuite être affinée par les auteurs, améliorant ainsi l’efficacité tout en conservant la précision requise, » mentionne un des collaborateurs de Safran. 

Ce projet utilise des modèles avancés de traitement du langage naturel (TAL, ou NLP pour Natural Language Processing8) pour analyser et structurer le contenu. La technologie s’appuie sur des bases de données alimentées avec de nombreuses documentations techniques déjà produites, permettant au système de proposer des drafts pertinents et contextuellement appropriés.

« Nous utilisons un modèle d’IA qui intègre des données à partir d’un large éventail de documents pour générer des textes qui ne sont pas seulement cohérents mais aussi techniquement précis », explique le collaborateur.

En effet, l’IA est capable de générer des documents très pertinents grâce à sa construction complexe : dans le premier LLM9 intégré à la base de données, un second LLM, nourri par les processus métiers existants et applicables, est ajouté. Cela permet de limiter les capacités d’invention de l’IA et de privilégier la précision technique. L’IA dite générative créé, invente des choses. Dans un contexte industriel il est nécessaire de limiter cette créativité, afin que l’IA ne génère que ce qu’on lui demande, tout en respectant les normes de l’aéronautique et les processus métiers. Pour certaines procédures, il existe des procédures déjà déterminées qu’il est nécessaire de suivre à la lettre ; l’objectif est de s’assurer que l’IA suive ces procédures et ne s’égare pas. 

Le projet a déjà montré un potentiel considérable pour réduire les charges de travail et améliorer la réactivité des services de support technique de Safran. Les documents techniques sont essentiels pour le support des produits Safran et une gestion efficace de ces documents se traduit directement par une meilleure satisfaction client et une efficacité opérationnelle accrue.

« Nous explorons comment cette technologie pourrait également être utilisée pour la formation interne et le support en direct, où l’exactitude et l’accès rapide à l’information sont cruciaux », nous dit le collaborateur.

 

Entre engouement et inquiétudes

Nous avons présenté et discuté des initiatives concernant l’IAg au sein du groupe Safran avec le service de documentations techniques de Safran, notamment en ce qui concerne le dernier projet présenté, puisqu’il risque d’impacter directement ce service. Ce service est un service de rédaction technique, qui est chargé de la documentation technique des différents produits de l’entreprise. Cette discussion a permis de sonder les perceptions et attitudes envers l’IA et plus précisément l’IAg, en particulier concernant le dernier projet, qui les impacterait directement.

Globalement, les opinions au sein du service sont partagées ; c’est le reflet d’une certaine ambivalence naturelle face à la nouveauté technologique. La peur d’être remplacé par des machines est réelle parmi le personnel. Les médias, souvent enclins au sensationnalisme, n’ont pas manqué de souligner les aspects les plus dramatiques de l’IA générative, exacerbant parfois les inquiétudes. Cependant, dans le domaine spécifique de la rédaction technique, l’IAg a une réelle valeur ajoutée ; elle est capable de transformer les méthodes de travail habituelles en automatisant de nombreux processus, et permet un gain de temps impensable sans son implémentation. En effet, sur les premiers essais, l’équipe en charge du projet sur l’implémentation de l’IAg dans la documentation technique a observé une réduction de temps de travail de plus de 50%.

Il est essentiel de comprendre que l’IA générative est avant tout un outil conçu pour faciliter et accélérer nos tâches quotidiennes, pas pour nous remplacer.

« L’IA générative ne va pas nous remplacer dans nos métiers mais les faire évoluer ; il faudra toujours des personnes pour superviser cet outil et coordonner les projets, » explique un collaborateur.

Cette vision est partagée par ceux dans le service qui anticipent les bénéfices de l’IA, envisageant un gain de temps considérable.

« Plus besoin de faire sans arrêt des allers-retour entre nous et [les sous-traitants] qui nous prennent des plombes, ça nous changerait la vie » témoigne un autre collaborateur.

Pourtant, l’accueil de l’IAg n’est pas uniformément positif. Certains collaborateurs restent sceptiques, voire réticents, doutant de la capacité de l’IA à prendre en charge intégralement la rédaction, la jugeant trop technique pour une IA. En effet, ils n’imaginent pas que l’IA puisse rédiger un document technique de A à Z en intégrant toutes les caractéristiques techniques nécessaires et en respectant les normes et standards imposés par les clients et par l’industrie de l’aviation.

« Toute cette histoire d’IA fait beaucoup de bruit pour pas grand-chose, » confie un autre membre de l’équipe.

D’autres craignent que l’IA ne réduise drastiquement le nombre de postes nécessaires au sein du service, percevant cette évolution comme une menace plutôt qu’une opportunité.

Les opinions sont donc très variées au sein du service : certains sont impatients d’intégrer l’IAg dans leurs routines, tandis que d’autres appréhendent son déploiement ou restent indifférents. Malgré ces divisions, l’IA générative continue de prouver son utilité dans l’assistance quotidienne des employés à travers divers tests et projets pilotes au sein de l’entreprise. Safran, consciente de ces dynamiques, s’efforce de naviguer cette transition avec prudence, en cherchant à maximiser les avantages de l’IA tout en préparant ses équipes à ces nouvelles méthodes de travail. La prochaine étape consistera à réaliser une conduite du changement10 efficace pour s’assurer de la réelle implémentation de l’IA générative dans les méthodes et processus de travail, et de la collaboration des employés.

Les enjeux sont nombreux : intégration efficace des processus métiers, formation adaptée et rapide des employés, inclusion active dans les phases de test, respect des normes de confidentialité. La tâche est ardue mais essentielle pour réussir cette intégration de l’IA générative. Safran est déterminée à faire de cette technologie un pilier de son évolution, en assurant une transition harmonieuse et en préparant ses équipes à l’avenir numérique qui les attend.

 


Notes

1 « Le numérique représente toutes les applications qui utilisent un langage binaire qui classe, trie et diffuse des données. Ce terme englobe les interfaces, smartphones, tablettes, ordinateurs, téléviseurs, ainsi que les réseaux qui transportent les données. Il envisage à la fois les outils, les contenus et les usages » (Pourquoi et comment les travailleurs sociaux se saisissent des outils numériques ? | solidarites.gouv.fr | Ministère du Travail, de la Santé et des Solidarités. (2022, février 22). https://solidarites.gouv.fr/sites/solidarite/files/2022-11/pourquoi_et_comment_les_travailleurs_sociaux_se_saisissent_des_outils_numeriques.pdf)

2 Le concept d’industrie 4.0 (aussi appelée industrie du futur ou quatrième révolution industrielle) correspond à une nouvelle façon d’organiser les moyens de production. Cette nouvelle industrie s’affirme comme la convergence du monde virtuel, de la conception numérique, de la gestion (opérations, finance et marketing) avec les produits et objets du monde réel.

3 Recherche et développement

4 Qu’est-ce que la gouvernance des données ? | IBM. (s. d.). https://www.ibm.com/fr-fr/topics/data-governance

5 Offres et tarifs Copilot Pro—Fonctionnalités d’IA premium plus GPT-4 Turbo | Microsoft Store. (s. d.). https://www.microsoft.com/fr-fr/store/b/copilotpro

6 Selon Le Robert, l’intranet est un “Réseau informatique interne (à une entreprise, un organisme…), utilisant les techniques d’Internet.”

7 Draft = brouillon

8 Qu’est-ce que le traitement automatique du langage naturel ? IBM. (2024, avril 3). https://www.ibm.com/fr-fr/topics/natural-language-processing

9 LLM : Large Language Model

10 Autissier, D., & Moutot, J.-M. (2003). Pratiques de la conduite du changement : Comment passer du discours à l’action. Dunod.

 


Bibliographie

  • Autissier, D., & Moutot, J.-M. (2003). Pratiques de la conduite du changement : Comment passer du discours à l’action. Dunod.
  • Dubasque, D. (2019). Chapitre 1. Qu’est-ce que le « numérique » ? Regards sur le champ lexical qui l’accompagne. Dans : , D. Dubasque, Comprendre et maîtriser les excès de la société numérique (pp. 17-22). Rennes: Presses de l’EHESP. 
  • Pourquoi et comment les travailleurs sociaux se saisissent des outils numériques ? | solidarites.gouv.fr | Ministère du Travail, de la Santé et des Solidarités. (2022, février 22). https://solidarites.gouv.fr/sites/solidarite/files/2022-11/pourquoi_et_comment_les_travailleurs_sociaux_se_saisissent_des_outils_numeriques.pdf 

Sitographie